Après les attaques écrites du ministre de l’Intérieur contre le président du tribunal de Bobigny, les juges saisissent le CSM pour atteinte à la séparation des pouvoirs.
Les magistrats renvoient Sarkozy à ses erreurs
Libération, mardi 27 juin 2006
par Jacqueline COIGNARD
Dans son réquisitoire contre le supposé laxisme du tribunal des enfants de Bobigny, Nicolas Sarkozy dérape. Après l’attaque verbale du 8 juin il avait estimé qu’il n’était «pas admissible» que ce tribunal n’ait pas «prononcé une seule décision d’emprisonnement» durant les émeutes de novembre , il passe à l’écrit dans un courrier adressé à Jean-Pierre Rosenczveig, président de cette juridiction. «C’est la première fois qu’un ministre de l’Intérieur apostrophe un président de tribunal», commente un juge. «Ces attaques basées sur des informations erronées constituent une atteinte violente et jamais égalée même du temps de Pasqua au principe de la séparation des pouvoirs», poursuit-il.
Qu’ils soient de droite ou de gauche, d’un syndicat ou d’un autre, les magistrats partagent cette analyse. Les deux principaux syndicats et les douze juges des enfants du tribunal de Bobigny ont saisi le Conseil supérieur de la magistrature. «Si le ministre de l’Intérieur est l’auteur de cette lettre, il s’agit de toute évidence d’une violation flagrante du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs», écrit le Syndicat de la magistrature (SM, gauche). «Si c’est le candidat déclaré à l’élection présidentielle, la démarche n’en est pas moins inquiétante de la part de quelqu’un qui aspire à être le gardien des institutions», poursuit le syndicat, qui a également saisi le garde des Sceaux.
Erreurs édifiantes. Le SM relève, point par point, les erreurs du ministre. Nicolas Sarkozy a émaillé sa lettre d’exemples édifiants. «Comment expliquer à cette femme handicapée de 56 ans, brûlée vive à Sevran parce qu’elle ne pouvait s’extraire de son bus incendié par trois mineurs de 16 ans, que ceux-ci ont été laissés en liberté par votre tribunal à l’issue de leur interpellation par la police ?», interroge le ministre. «C’est faux. Ils sont placés en détention provisoire depuis plusieurs mois», souligne le syndicat.
«Comment expliquer au pompiste d’Aubervilliers, encore traumatisé par le braquage avec arme de sa station par un voyou interpellé à l’issue d’une course-poursuite, qu’il risque de le recroiser à tout moment parce que le président du tribunal pour mineurs de Bobigny a refusé l’incarcération ?», interroge encore Nicolas Sarkozy. Impossible, explique le syndicat, cette affaire criminelle est en cours d’instruction et la détention relève donc du seul juge des libertés. Le ministre cite encore ce «mineur de 17 ans, déjà mis en cause 55 fois dont 12 fois pour vol avec violence, et laissé en liberté par votre tribunal après avoir roué de coups un chauffeur de bus qui refusait simplement de s’arrêter entre deux arrêts». Il est sous les verrous, souligne le SM. Quant à ses deux coauteurs, ils n’ont «pas encore été identifiés par la police». Et le syndicat d’en déduire : «Le ministre de l’Intérieur que vous êtes est bien mal informé.»
Chez certains maires, la critique du juge devient un classique, relève Jean-Pierre Rosenczveig. «C’est un phénomène politique nouveau. Jusqu’à une date récente, on se respectait, quelle que soit l’étiquette.» Mais, cette fois, le président du tribunal pour enfants de Bobigny trouve que le ministre de l’Intérieur s’est surpassé. «Quitte à s’adresser à un magistrat, autant choisir le bon», remarque-t-il.
«Le feu couve». Pourquoi une telle escalade ? «Sarkozy tente de camoufler les limites de la politique menée ces dernières années», estime Jean-Pierre Rosenczveig. Il tient à se couvrir, dans le cas d’un remake des émeutes de novembre, juste avant les présidentielles. «Il sait que le feu couve. Et si ça explose dans les mois qui viennent, ce n’est pas la gauche qu’on va rendre responsable», poursuit le magistrat. Donc, ce sera la faute des magistrats, sur l’air de «la police arrête les voyous et les juges les relâchent», analyse aussi Dominique Barella, président de l’Union syndicale des magistrats (USM, modéré). «C’est la technique classique du bouc émissaire», ajoute-t-il.
Alors que leur ministre se montre très discret sur le sujet, les magistrats renvoient Nicolas Sarkozy vers ses propres troupes. «Les 3/5e des affaires traitées par les parquets ne peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires, faute d’élucidation par les services de police et de gendarmerie», écrit Côme Jacqmin, secrétaire général du SM. Il regrette qu’au nom d’«intérêts électoralistes» Nicolas Sarkozy risque de «ruiner la confiance des citoyens à l’égard des institutions de la République».
http://www.liberation.fr/page.php?Article=393533
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Le locataire de la place Beauvau a pris l’habitude d’intervenir dans le travail des journalistes.
Sarkozy, la main dans l’info
Libération, mardi 27 juin 2006
par Olivier COSTEMALLE et Raphaël GARRIGOS et Catherine MALLAVAL et Isabelle ROBERTS
Dans quel pays le ministre de l’Intérieur peut-il exiger et obtenir la tête du directeur d’un grand hebdo sous prétexte qu’il a publié des photos qui déplaisent ? La Corée du Nord ? Le Turkménistan ? Cuba ? Pas besoin de chercher si loin : l’histoire se passe en France, où Nicolas Sarkozy, ulcéré par la publication, à la une de Paris Match, d’un cliché de son épouse en compagnie du publicitaire pour lequel elle l’avait quitté, a fait chuter Alain Genestar, le patron du magazine.
Et s’il n’y avait que Match ! Car le ministre de l’Intérieur entretient avec de nombreux médias des relations intimes, voire incestueuses. On ne compte plus ses interventions, discrètes ou directes, sur les rédactions. Il va même parfois jusqu’à s’en vanter. Dossier à charge.
Télévision : JT sous influence
Selon nos informations, Nicolas Sarkozy n’est pour rien dans le prochain passage Des Chiffres et des lettres de France 2 à France 3. Pour tout le reste, en revanche… Sarkozy et la télé, c’est un véritable roman d’amitié : coups de fils, conseils, pressions de la part du président de l’UMP mais aussi autocensure de la part des chaînes pour ne surtout pas lui déplaire.
Exemple en novembre 2005, lors de la crise des banlieues. Figurez-vous que nos chères télés, si promptes d’habitude à faire feu de toute insécurité et tsunami de toute eau, se sont soudainement montrées d’une prudence de Sioux. Très vite, France 3 ne donne plus le nombre de voitures brûlées, France 2 ne montre pas les pourtant télégéniques incendies d’autos et TF1 fait dans le positif à coups de reportages sur les initiatives en banlieue. Un oukase de Sarkozy ? Même pas. Il a simplement suffi que des élus tel le député UMP Jacques Myard fassent publiquement les gros yeux en accusant les médias d’être «instrumentalisés par les casseurs». Et Sarkozy là-dedans ? Oh, trois fois rien, il s’est juste contenté d’appeler personnellement Robert Namias et Arlette Chabot, patrons de l’info de TF1 et France 2, pour les remercier de leur prudence.
Sont-elles sourcilleuses, ces chaînes, et soucieuses d’équité… Le 6 novembre, 7 à 8 (TF1) saisit en caméra cachée une provocation policière envers des jeunes. Savon de Namias. Le dimanche suivant, 7 à 8 contrebalance avec les interviews de maires de banlieues chaudes… Le 8 novembre, dans Nous ne sommes pas des anges (Canal +), la représentante d’une association souligne la responsabilité de Sarkozy dans les émeutes en banlieues et fait le parallèle entre le couvre-feu de Villepin et celui de Papon en octobre 1961. Emoi à la direction de Canal +, qui exige «un autre point de vue». Ce sera, deux jours plus tard, celui d’un maire UMP… Officiellement, Nicolas Sarkozy n’est pas intervenu. Juste, il a fait demander la cassette au service de presse… Le 10 novembre, France 2 diffuse dans son JT les images du tabassage de jeunes par des flics. Ceux-ci sont suspendus. Arlette Chabot décide d’ôter le reportage du site web de France 2 : «Nous ne voulions pas tomber dans la surenchère […] au risque d’envenimer les choses à la veille d’un week-end à risque». Le ministre de l’Intérieur peut dormir sur ses deux oreilles, Chabot veille.
Et puis Sarkozy passe à la télé. Il faut alors mettre les petits plats dans les grands. Quand il est invité du Grand Journal de Canal + de Michel Denisot début mars 2006, il accepte, mais à condition de figurer aux côtés de Denisot en Une de TV Mag, le supplément télé de la Socpresse (le groupe de presse de Dassault) distribué avec 42 quotidiens nationaux et régionaux et diffusé à près de cinq millions d’exemplaires. Commentaire d’un cadre de Canal : «Sarkozy n’en a rien à faire du Grand Journal, ce qui l’intéresse, c’est d’être sur la table du salon de 5 millions de personnes.» Ce n’est pas la première fois que Sarkozy prend ses aises avec la chaîne cryptée : quand en juin 2005, dans le plus grand secret, Canal + décide de mettre fin au contrat de Karl Zéro, celui-ci fait donner ses amis qui tenteront de faire plier Bertrand Méheut, PDG du groupe. Au premier rang des pro-Zéro : Sarkozy, qui appelle en personne.
Enfin, il y a Sarkozy le faiseur de stars. Le 7 mars, la veille d’un délicat voyage du ministre aux Antilles, TF1 annonce que le joker de PPDA sera désormais le journaliste noir et antillais Harry Roselmack. Un bien beau hasard n’arrivant jamais seul, Sarkozy était déjà au courant. Le 17 février, recevant place Beauvau le club Averroès, qui défend l’image des minorités dans les médias, le ministre de l’Intérieur et ami intime de Martin Bouygues, PDG de la maison mère de TF1, avait en effet annoncé la nouvelle : il y aura, cet été, un Noir au 20 heures. Mieux, selon certains témoins de la rencontre, Sarkozy aurait raconté avoir lui-même soufflé l’idée à Bouygues…
Radio : Conseil en recrutement
Le ministre de l’Intérieur garde aussi un oeil sur le recrutement des journalistes politiques. En février, le Canard enchaîné révèle que Jean-Pierre Elkabbach, directeur d’Europe 1 (filiale de Lagardère, tout comme Paris Match), a pris conseil auprès de Nicolas Sarkozy sur le choix d’un journaliste politique. «C’est normal, fanfaronne Sarkozy. J’ai été ministre de la Communication.» Et il ajoute : «Je les connais, les journalistes.» Elkabbach revendique sa «méthode» de recrutement, qui consiste, dit-il, à prendre l’avis des politiques, mais aussi de syndicalistes ou d’associations : «Je fais cela pour tous les services parce que je veux avoir les meilleurs… Je ne peux pas interdire aux politiques de me donner leur avis. Mais ensuite je décide à 100 % moi-même».
Presse, édition : Convocation
Pauvre Valérie Domain. Cette journaliste de Gala croyait pouvoir publier tranquillement une bio autorisée de Cécilia Sarkozy. Elle l’avait même rencontrée à plusieurs reprises. Mais le livre ne verra pas le jour, du moins sous sa forme initiale. Fin 2005, l’éditeur est convoqué place Beauvau par le ministre de l’Intérieur en personne. Menace de procès, intimidation : il comprend le message et remballe son ouvrage. Lequel sera transformé à la va-vite en roman à clé. Chez Prisma, propriétaire de Gala, on anticipe les soucis à venir en demandant désormais aux journalistes maison de soumettre leurs projets de livre à la direction.
Mais Nicolas Sarkozy ne peut pas convoquer au ministère tous les journalistes. Un homme de l’ombre, dans son cabinet, se charge de faire passer les messages non officiels aux rédactions. Pierre Charon a ainsi fait savoir à quelques journalistes que le fils cadet de François Hollande et Ségolène Royal avait été interpellé, en mai dernier, après une soirée arrosée. C’est lui aussi qui a agité la menace d’un procès dans les rédactions susceptibles de révéler l’identité de la journaliste du Figaro qui partageait la vie de Nicolas Sarkozy après sa rupture avec son épouse.
Mais c’est sans doute avec Paris Match que les interventions ont été les plus directes et les plus pressantes. Outre l’affaire de la Une de Cécilia, il y a eu le cas Noah. Dans un entretien à l’hebdomadaire, en décembre dernier, le chanteur-tennisman déclare : «Une chose est sûre : si jamais Sarkozy passe, je me casse !» Bizarre : le 15 décembre, lorsque l’hebdo arrive en kiosque avec la longue interview titrée «Mes quatre vérités à la France» dans laquelle Noah évoque notamment la crise des banlieues, la petite phrase a tout simplement disparu, comme le révèle le Canard. Sur ordre de Sarkozy ? Ou bien l’hebdo a-t-il décidé de s’autocensurer et de s’éviter, cette fois, les foudres du ministre de l’Intérieur et de son ami Arnaud Lagardère, propriétaire de Match ? A chacun sa version.
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